Peux-tu te présenter en quelques mots, nous parler de ton parcours et dire ce qui t’a conduit à l’intéresser au logiciel Pure data et aux musiques génératives ?
J’ai 53 ans, je suis artiste peintre et c’est ce que je fais le plus souvent; je fais aussi de la musique et j’écris. J’ai très tôt joué claviers et guitare puis fait de nombreuses expériences musicales avec multipistes, synthés, séquenceurs, échantillonneurs… Il y a une vingtaine d’années, j’ai fait de la musique de film d’entreprise (il y a aujourd’hui des CD de « tapis sonores »), puis pour le théâtre.
J’aime les livres. Philosophie, histoire des sciences, mathématiques, recueils de poésie (j’aime bien qu’on dise « recueil » pour la poésie), dictionnaires, livres d’art… Certains m’ont édifié comme Snow crystals de W.A. Bentley, Les formes dans la nature de P.S. Stevens, La poésie des nombres de Daniel Tammet, les Notes de chevet de Sei Shōnagon…
J’ai eu l’intuition de l’impensable beauté des maths en lisant Jeux avec l’infini de Rózsa Péter… deux ans après avoir quitté le lycée en Terminale (où je n’avais passé que trois jours). Bien plus tard, ESAEU, VAE, licence d’Arts plastique…. 8 mois d’études en quinze ans. École plutôt buissonnière donc.
Suite à de graves ennuis de santé, j’ai composé en sept ans tout ce que j’avais encore à composer puis mes musiques se sont étirées jusqu’au silence : j’avais découvert la musique aléatoire, par sérendipité, avec un module de synthèse granulaire du logiciel Reason® : en isolant certaines fréquences d’un bruit blanc je déclenchais aléatoirement des évènements sonores (Fish). J’étais fasciné par cette découverte : ça jouait tout seul ! — mais un peu frustré des limites du logiciel qui n’était vraiment pas fait pour ça. Mon dernier morceau de musique « intentionnelle » : un accord au piano, toujours le même, et des nombres égrenés de 16 jusqu’à 1. C’est le dernier morceau de musique « écrite » que j’ai eu envie de faire (Numbers). Longue interruption.
J’ai découvert Pure Data en mai 2010, sur une distribution Linux, parce que mon corps ne me permettait plus de jouer d’un instrument — et ce fut un changement de paradigme : avant, je situais l’intention au centre de mes créations artistiques et le hasard était repoussé autour, me semblant juste du désordre — le bord de ces musiques était comme le bord d’une terre plate. Désormais je comprenais que je pouvais placer le hasard au centre de mes créations et l’intention, comme garde-fou ou garde-corps, autour de cette profusion — selon ce que m’avaient appris la maladie et le coma : c’est par hasard qu’arrive la pluie et c’est par intention que je m’en protège ou m’y confie.
Quelles sont tes techniques génératives de prédilection ? Pour quelles raisons as-tu recours à ces outils ? Qu’est-ce qui caractériserait selon toi ton utilisation de ces techniques ?
Page blanche d’abord, comme dans l’écriture. Ensuite un [toggle] : 0 ou 1. Puis vient la pulsation régulière de [metro], qui déclenche ensuite un [random] ou un [drunk] (j’ai beaucoup cherché autour des « marches aléatoires » parce qu’elles font entendre ma propre difficulté à marcher). Vivre est un peu comme ça non ? Un « vouloir vivre », une respiration/battements de cœur puis on naît et le merveilleux hasard commence et la merveilleuse complexité.
Chaque diagramme est pour moi une page de journal, une hupomnêmata, un poème… j’y note un souvenir, une intuition, un chant ; c’est exactement dans ce contexte que j’utilise les objets de Pure Data.
Comment travailles-tu ? Quels sont tes points de départ ? As-tu des idées de patches en rêve ?
Les idées me viennent souvent en marchant. Je les note sur un carnet. Fasciné par la théorie des nombres, mais plutôt comme « poète » en la matière, j’ai utilisé des suites prodigieuses comme celle des nombres premiers, qui s’étire aléatoirement et infiniment (du vrai hasard cette fois). C’est éveillé que je rêve utilement.
On sent dans ton travail un goût pour la science comme déclencheur de rêverie, une approche basée sur l’expérience et le sensible (« sciensible » dirait Michel Pena) des concepts mathématiques. D’où te vient ce goût et comment s’exprime-t-il dans ton travail ?
Je sais comment cette passion m’est venue mais je ne sais vraiment pas pourquoi. J’y vois quelque chose d’archaïque. Depuis 2013, je compte les jours de ma vie… au moment où j’écris ces lignes, c’est le jour 19641 (et il est tombé quelques flocons de neige sur Bordeaux). Quand ce nombre est premier, il désigne le jour de ma naissance par une seule ligne droite. Je donne parfois comme titre à mes diagrammes de Pure Data, et à beaucoup de mes textes, le nombre du jour où je les crée mais dans la musique elle-même, tout est nombre, ils affleurent à sa surface et Pure Data les recueille (« recueil de poésie » bien sûr).
Qu’est-ce qui t’intéresse dans la suite de Fibonacci ?
Son évidence, sa simplicité naturelle, immédiatement liée au besoin que j’ai d’écrire et de peindre (de décrire et dépeindre) ce que je vis et vois, son déroulement harmonieux de pomme de pin ou de galaxie.
L’apparence d’un patch en dit parfois long sur l’univers de celui qui l’a réalisé (et je ne pense pas seulement aux patches arachnéens de Martin Brinkmann…). Tu es à ma connaissance le seul à faire dans Pure Data des patches qui peuvent ressembler à des calligrammes, des sortes de “patches figurés”, un peu dans la tradition de Raban Maur ou Apollinaire. Seulement pour la beauté du geste ?
C’est un prolongement de la musique pour moi. Les langages sont perméables les uns aux autres, par analogie. Je découvre parfois une telle capillarité et dessine alors certains patches. Comme « en l’air ».
On te sent d’une manière générale très sensible à la poésie involontaire du vocabulaire de Pure Data (seeds, floats…), quitte à en rajouter en nommant tes propres abstractions de termes plus évocateurs que descriptifs (“sablier”, “souffle”, émotion”, “imprécisions”), qui font un peu songer aux annotations dans les Gnossiennes de Satie. Dirais-tu que les langages de programmation invitent à la poésie ?
Oui, c’est une question importante pour moi, et difficile aussi. Il me semble que chaque chose — si elle ne me blesse pas du moins et si je l’éprouve d’une certaine manière — devient étrange et juste. Je pourrais dire « belle » mais ça pourrait laisser croire que cette chose est seulement attrayante. Je devrais dire : éprouver les choses d’une certaine manière me place à la source de leur existence — et cette source est intiment mienne. Dès lors, tout langage « invite à la poésie », celui d’un prospectus publicitaire, d’un livre de géologie, du code fluvial, d’un « Hello world » en C. Une partition déjà est à la fois « langage de programmation » et « poésie involontaire ». Il me vient un exemple : le comportement pseudo-aléatoire de [random] a besoin de [seed] pour ne pas répéter la même séquence — or j’ai lu avec passion La métamorphose des plantes de Goethe, ou les Idées pour une philosophie de la nature de Schelling… ces idées de la nature, et mes longues observations de peintre, irriguent et vivifient cette [seed] ; c’est ainsi que [seed] est dans Pure Data la partie émergée de mes souvenirs, c’est ainsi que cet objet capte mes rêves.
Les patches proposent un texte et je suis libre d’en inventer certains mots — les noms données aux « abstractions ». Ils ont à voir avec mon handicap, avec le temps (et j’ai beaucoup de sabliers ici et de minuteurs)…
J’aime beaucoup Satie ! Les Vexations par exemple sont un modèle de musique obstinée, minimale et intemporelle… ou le fait qu’il ait un jour écrit « je ne mange que des aliments blancs » (Très perdu).
Le silence occupe souvent une place importante, et parfois démesurée, dans tes patches. Les synthétiseurs que tu construis dans Pure Data, aux dynamiques très douces, aux limites du perceptible, rappellent l’esthétique de la “lowercase music”. Tes créations revêtent volontiers un aspect un peu brut, modeste, minimaliste, un peu “wabi-sabi”. Te reconnais-tu dans certaines de ces références ?
J’aime beaucoup que tu parles de « silence démesuré » ou de « brut, modeste, minimaliste »: C’est surtout après avoir entendu les 4’33’’ de John Cage et : « The material of music is sound and silence. Integrating this is composing. I have nothing to say and I am saying it » que je me suis autorisé à assembler mes musiques autour du silence et du hasard. Quant aux sons que je cherche à élaborer, ils doivent autant à Fripp et Eno (dont j’ai entendu, adolescent éberlué, les premiers 33 tours) qu’à l’oscilloscope du cours de physique en 3eme, ou à l’eau des rêveries, des corps, des nuages. Mon rapport à l’air aussi est important. Quand j’étais hospitalisé, j’ai entendu plusieurs mois durant le bruit continu de l’aération de la chambre ; et puis durant mon coma, je ne respirais plus sans une machine. Respirer n’allait plus de soi. L’air qu’on respire, l’air qu’on chante, c’est la même chose. Le flux et le reflux de l’air sont le mouvement même de la vie et de la musique (Respiration 2).
Je ne savais pas ce qu’était le « wabi-sabi » mais oui bien sûr… J’ai lu il y a une trentaine d’années, l’Éloge de l’ombre de Junishiro Tanizaki (à ranger dans sa bibliothèque à côté de la partie didactique de la Farbenlehre de Goethe dont le skieron, et la Trübe sont tout à fait wabi-sabi !
Le modèle des instruments acoustique est parfois une source d’inspiration pour construire des instruments virtuels et je crois savoir que tu pars souvent d’improvisations au piano avant de commencer à programmer un patch… Quel rôle jouent les instruments dans l’inspiration de tes patches ?
Je n’ai pas eu une enfance très facile et la beauté maladroite du vieux piano sur lequel j’ai souvent improvisé (son cadre en bois fendu désaccordait toujours les mêmes notes) lui conférait une dignité qui était celle que j’ai toujours travaillé à construire pour moi. C’est la raison pour laquelle j’utilise beaucoup après le [noteout] de Pure Data, les sons d’un vieil instrument semblable. Improviser est pour moi une façon d’accorder (sans jeu de mot), de tisser mon être avec l’instant présent. Pure Data m’aide ensuite à comprendre et saisir ce qui s’est passé — et peut ensuite improviser durant des heures (lui).
Cette sansula-kalimba qu’on entend dans certains patches est un instrument que j’ai acheté, qui m’a fait m’intéresser à la musique pentatonique et à l’échantillonnage dans Pure Data. Ce sont les sons de ma kalimba que j’ai utilisé : Je voulais, là aussi, que Pure Data en joue mieux et plus longtemps que moi. De ce point de vue c’est réussi.
En ce moment qu’écoutes-tu ?
Des bhajans, de la musique votive hindoue. C’est dansant, très répétitif. La musique répétitive boucle sur le moment présent.
Et tu lis quoi ?
L’introduction à la métaphysique de Bergson. Je trouve ça « pur et simple ». Je ne lis quasiment jamais de fiction. De la poésie, avec une préférence un peu définitive pour la poésie simple. J’aime le délicat et long ciselage qu’opère Francis Ponge sur la complexité de ses propres sentiments et souvenirs pour arriver à décrire une chose simple : Comment une figue de parole et pourquoi le montre bien.
As-tu en tête des idées de programmes que tu n’as jamais réalisés ? Des patches impossibles dont tu rêves ? Des patches que tu ne réaliseras peut-être jamais ou peut-être un jour ?
Oui et non. Il faut du discernement : j’imagine des choses parfois démesurées (trop de choses à comprendre et à apprendre par exemple) et je renonce. Mais si un rêve me paraît réalisable, je fais tout pour le réaliser, appliqué et têtu. En tous cas, je ne me perds pas dans des rêves.
Merci !
(Propos recueillis en février 2018)