Pouvez-vous nous parler de votre parcours de compositeur, de ce qui vous a conduit à trouver votre style ? Qu’est-ce qui vous a décidé à donner à l’algorithmique une place prépondérante dans votre musique ?
J’ai commencé à écrire de la musique vers l’âge de 15 ans, en prenant pour modèles les compositeurs que je découvrais alors en apprenant le piano : Debussy, Ravel, Stravinsky, Schoenberg, Messiaen… Je me suis rapidement heurté au problème du développement de mes idées musicales, à la notion de forme qui induit une organisation dialectique. J’ai été tenté par le format aphoristique, puis un jour j’ai commencé à m’intéresser aux algorithmes qui me sont apparus comme une remarquable solution au défi que je me posais : donner un mouvement, un flux, à une musique réduite à quelques traits comportementaux facilement identifiables (un motif rythmique, une couleur harmonique…). Des préoccupations qui se sont cristallisées lorsque j’ai découvert le travail des artistes visuels Véra Molnar et François Morellet, qui prouve que système et poésie ne sont pas des notions antinomiques.
Comme interprète, avez-vous été confronté à des œuvres vous invitant à participer à la forme de la pièce, par un jeu de combinatoire, d’improvisation, de règles du jeu ? Ces œuvres ont-elle eu une influence sur vos compositions d’une certaine manière ?
Oui, il m’est arrivé d’avoir des œuvres ouvertes sur le pupitre. Les Archipels d’André Boucourechliev, certaines pages de Karlheinz Stockhausen, comme les écrits d’Umberto Eco, m’ont vraiment passionné ; cela m’a conduit à un essai, une pièce pour quatuor à vents dont la partition prend la forme de quatre dispositions de cinq cases adjacentes avec des règles de circulation très précises… mais il est très difficile avec ce type d’écriture d’éviter certain schémas récurrents, de trouver une intégration élégante du spontané, de l’accident. J’apprécie beaucoup le travail du compositeur italien Giuliano D’Angiolini, un exemple en la matière : il ne délègue pas sa responsabilité de compositeur à l’interprète en lui confiant des choix formels, mais l’intègre à l’œuvre comme composante organique, seule capable par son écoute et son geste de lui donner vie.
Vous déclarez que vos influences les plus fortes ne sont pas musicales mais viennent de arts plastiques : Véra Molnar et François Morellet. Pouvez-vous nous dire à quelles oeuvres ou séries d’oeuvres en particulier vous pensez, et ce qui vous attire dans leur travail ? Avez-vous parfois “transposé” dans le domaine sonore des idées trouvées dans des oeuvres graphiques, notamment de ces artistes ?
J’ai été profondément marqué par le travail de Véra Molnar, que j’ai connu avant celui de Morellet, son grand ami. Il y a dans leur production cet équilibre idéal entre la rigueur du système génératif et ce « 1 % de désordre » qui insuffle la vie, un tremblement à la composition (je pense par exemple aux séries de 100 carrés, aux Lettres de ma mère de Molnar, aux multiples inventions à partir des décimales de Pi par Morellet, Pi rococo, Pi piquant… et j’apprécie la fraîcheur de leur esprit, plein d’humour et de distanciation vis-à-vis de l’acte créatif.
J’ai composé en 2010, à la demande de Véra Molnar, une musique pour une animation informatique « du visible au lisible » par laquelle j’ai tenté de faire coïncider les processus visuels et sonores, basés sur un jeu d’ambiguïté entre motif et fond. Cela fonctionne car les deux œuvres ont un support temporel, mais tout se complique dès lors qu’on cherche à faire correspondre une toile et la musique. Comme savait si bien le dire Gilles Deleuze, les champs artistiques ont chacun leurs règles et raisons autonomes.
Comment avez-vous découvert la suite de Thue-Morse ? Avez-vous expérimenté d’autres suites remarquables, renoncé à l’usage de certaines, pour quelles raisons ?
J’ai d’abord découvert la série du compositeur danois Per Norgard, au gré de mes recherches sur internet, qui m’ont conduit ensuite vers Thue-Morse. J’ai été rapidement amené à y introduire un peu d’asymétrie pour rompre avec leur aspect prévisible. D’autres suites m’ont beaucoup titillé, sans (encore) aboutir à une réalisation musicale : celle de Hoffstadter, Conway notamment.
Qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement dans la suite de Thue-Morse ? Son aspect auto-similaire ? Dans quelles oeuvres l’utilisez-vous ?
J’ai une affection particulière pour cette suite car elle est une introduction très simple au vertige fractal. Je ne l’ai jamais utilisée dans sa forme originale, binaire, mais l’ensemble de mon travail repose sur des variations que j’ai élaborées à partir de celle-ci, en lui ajoutant d’autres termes, qui me permettent de faire proliférer les patterns et de leur assurer des permutations constantes.
Je crois que vous composez sans l’aide de l’ordinateur, et que votre mise en œuvre des algorithmes est entièrement artisanale. Est-ce une manière d’accueillir la marge d’erreur propre au calcul humain? Ou est-ce pour d’autres raisons ?
En effet, je ne me sers pas de l’ordinateur : ni lors de la conception, ni dans le développement de mes pièces. Il est fort possible que j’évolue sur ce point, car je passe beaucoup de temps à me relire pour éviter les erreurs inhérentes au facteur humain, que je ne recherche pas ! En revanche, le rythme de travail manuel m’oblige à un effort de précision, à ne pas partir dans toutes les directions : je dois paramétrer le plus efficacement, le plus simplement possible mes systèmes génératifs. Et il correspond mieux au tempo, à la respiration de ma musique.
Il y a une phrase connue de Wittgenstein : “Comprendre, c’est savoir comment continuer”. Accepteriez-vous de choisir une de vos œuvres et de décrire pour nous le programme qui permet de la générer, de sorte que nous puissions virtuellement la « continuer » en appliquant une procédure ? Dans quelle mesure votre musique est-elle purement procédurale ?
Oui, on peut dire que ma musique est procédurale, mais je m’attache à la rendre imprévisible à court terme. Ce qui m’intéresse, c’est la ligne de crête entre ordre et chaos.
En exemple, voici l’algorithme de mon Canon (2014), conçu de telle sorte que trois lignes mélodico-rythmiques autosimilaires ne se rencontrent jamais verticalement (une polyphonie en trompe-l’oreille) :
Il m’a fallu écrire une suite à 5 termes, conçue de telle sorte qu’aucun terme n’apparaisse avant deux temps d’absence :
ABC DACE DBAEC ADEBCE ABC DBAEC DABDCBE …
Je pose ABC, puis :
A-> [ABC]
B -> [DACE]
C -> [DBAEC]
D -> [ADEBCE]
E -> [DABDCBE]
Les intervalles séparent chaque sous-groupes. Il y a 5 termes, nombre minimum pour assurer un brassage non répétitif dans une polyphonie à 3 voix. 4 notes par voix de telle sorte qu’on ait le total chromatique.
En faisant entrer la première et seconde réponse à t+1 et t+2, nous n’avons aucune doublure verticale des termes A,B,C,D,E.
Chaque terme est associé à une figure rythmique simple :
A -> 10000
B -> 01000
C -> 00100
D -> 00010
E -> 00001
Ainsi, aucune note n’est jamais jouée en même temps qu’une autre, ce qui trouble l’effet du canon : on n’entend jamais qu’une voix, avec son propre écho. Le système des hauteurs est très simple, basé sur trois échelles homogènes qui donnent de la transparence aux trois parties (si-ré-fa-sol#),(mib-fa#-la-do),(sol-sib-do#-mi).
Entre Ressac, En Abyme ou encore Musique pour le lever du jour, vos titres ont volontiers une dimension poétique et métaphorique… diriez-vous qu’il y a une part de symbolisme dans votre utilisation de l’algorithmique ?
Il n’y a pas véritablement de volonté symbolique dans ces choix de titres. C’est plutôt une manière de rappeler que derrière cette utilisation a priori artificielle des algorithmes, se cache une nature contemplative, qui ne se lasse pas des mouvements que nous offre à voir le monde : ressac marin, formation des nuages, croissance végétale…
Pourriez-vous m’en dire plus sur des œuvres que vous avez réalisées dans le cadre d’installations ?
J’ai eu plusieurs fois l’occasion de faire jouer mes pièces par un piano mécanique (Disklavier) dans des espaces d’exposition (Musée des beaux-arts de Rennes, Musée de la Danse…). Il n’y a plus de début ni de fin, ni d’instrumentiste : une simple musique d’ameublement.
Vous êtes un interprète assidu de la musique de Morton Feldman, qui était lui aussi très proche des peintres, et dont la musique, avec ses durées démesurées, rappelle volontiers la pratique du “all-over”, les grands formats de Jackson Pollock dans lesquels le spectateur se perd ‒ perte de repère qui crée paradoxalement une proximité particulière avec le son. Le génératif permet d’aller jusqu’au bout de ce concept de durée où se perd la perception de la forme globale, par des œuvres virtuellement infinies. Quel rapport votre musique entretient-elle avec celle de Feldman ?
On peut rapprocher ma musique à celle de Feldman par son économie du matériau sonore, son tempo général plutôt étiré, le goût des patterns, des dynamiques contenues. Par contre, Feldman terminait ses œuvres par une double barre, ce que je ne me suis jamais résolu à faire : contrairement à la sienne, ma musique est générative et n’a par définition pas de fin. Et j’assume pleinement l’usage de procédés systématiques, pourvu qu’ils soient riches en surprise, ce dont se passait parfaitement Feldman.
Sur cette question de l’infini dans la création générative, je pense à Pierre Boulez qui, dans un entretien avec Jacopo Baboni Schilingi, déclare que les systèmes génératifs ne se prêtent qu’aux textures et pas aux grandes formes, car « il n’y a aucune nécessité ni que ça commence, ni que ça finisse », et comparant le résultat à un nuage qui évolue infiniment, ajoute que « ça n’a pas d’intérêt de regarder un nuage pendant une heure ». Est-ce que cette position vous fait réagir d’une quelconque manière ?
Boulez évoque ici des systèmes prévisibles – que l’on pourrait qualifier de triviaux – et qui laisseraient l’auditeur en manque de surprise. Soit : c’est l’œuvre démystifiée, comme en produit Tom Johnson (ou François Morellet dans le registre visuel). C’est aussi tout l’art des entrelacs mozarabes : motifs conçus rationnellement pour pouvoir se répéter harmonieusement. Je trouve pour ma part tout à fait captivante cette approche de l’art, par laquelle son créateur – loin d’être démissionnaire comme le laisse entendre Pierre Boulez – s’oblige à des choix, un réglage des conditions initiales extrêmement précis ! Ce n’est qu’une question de chronologie dans l’opération de l’œuvre ! Le degré de prévisibilité peut du reste être varié à l’envi… Et pour ma part, je me retrouve davantage dans les mots de Debussy qui disait que « voir le jour se lever est plus utile que d’entendre la symphonie pastorale » que ce mépris à l’égard de la position contemplative. Ceci dit, j’ai une profonde estime pour l’œuvre de Boulez, et principalement celle qu’il situait – citant Klee – à la « limite du pays fertile ».
Avez-vous des projets particuliers de créations génératives ?
J’ai quelques chantiers en cours, bien sûr ! L’installation sonore est un de mes sujets de préoccupation en ce moment…
(Propos recueillis en février 2018)