Peux-tu te présenter ? Quel est ton parcours (formation, mais aussi lectures, rencontres) ? Comment as-tu découvert l’algorithmique et pour quelles raisons t’y es-tu intéressé ?
Mon parcours est un peu bizarre. D’un certain point de vue, je suis très académique : j’ai un doctorat en sémiotique, discipline que j’enseigne aujourd’hui à l’Université de Turin, avec l’informatique musicale. Mais en ce qui concerne la composition, je suis largement autodidacte. J’ai étudié la musique à l’institut de Turin et la composition avec Azio Corghi et Mauro Bonifacio, en perfectionnement. Mais à l’origine, je suis bassiste, je viens du rock, du free jazz, des différentes musiques d’improvisations expérimentales, John Zorn, ce genre de choses…
Comme compositeur, je fais des expérimentations avec des objets. J’ai d’abord fait beaucoup d’études sur des enregistrements d’objets, dans une perspective de musique concrète, mais interprétée. J’utilisais un enregistreur sur cassette, donc sans aucun montage possible, ce qui me forçait à construire des situations d’improvisations, avec ma propre notation.
Ensuite, j’ai appliqué le processus inverse : sur ordinateur, monter de petits morceaux dans une perspective très abstraite. Mais cela ne m’intéressait pas de le faire à la main, j’ai donc étudié la programmation et ce fut une expérience intellectuelle très importante, liée à mon intérêt pour la formalisation et la musique algorithmique, qui est un peu ma forma mentis.
J’en suis maintenant au troisième moment de cette recherche, où je réconcilie ces deux premières étapes (musique concrète et formalisation abstraite) via le physical computing, la computation avec les objets.
Lesquelles de tes créations utilisent-elles des processus génératifs ? Qu’est-ce qui t’a intéressé dans ces outils ? Qu’est-ce qui caractériserait ton utilisation de ces outils ?
J’ai surtout travaillé sur un modèle de graphe, où chaque point, chaque vecteur représente un objet sonore, avec des relations de proximité entre les points, des relations de succession possible avec chacune leur poids, interprétable comme indication de durée. C’est une sorte de machine qui se rapproche des chaînes de Markov, modélisant des parcours de hauteurs et l’intervalle temporel entre deux notes. Les types de rythmes que l’on peut générer ainsi peuvent être très “striés”, pour reprendre le vocabulaire boulezien, mais aussi une sorte de rythmique additive, non mesurée. On peut l’utiliser à différentes échelles (au niveau micro, avec des textures granulaires, et au niveau macro pour des rythmes à proprement parler). L’album publié sur Bandcamp recueille tous les morceaux générés ainsi, toujours courts, comme des études. Cela m’a servi de gymnastique mentale pour comprendre l’organisation des données.
Je me suis également servi de cette technique pour la génération de paysage sonore. Par exemple, simuler le marché historique du Balôn, à Turin. Le graphe peut permettre de représenter la transaction d’un client à un stand, les étapes successives, et à chacun de ces éléments correspond des coordonnées sur le graphe, permettant ensuite de se promener dans un espace. Chaque objet est situé par rapport à l’observateur, et on peut utiliser les coordonnées pour spatialiser, filtrer, appliquer des effets…
Il y a un deuxième projet autour de la génération de paysage sonore, qui passe par de l’interrogation sémantique. L’idée serait de proposer une interface de recherche, de pouvoir y entrer plusieurs mot-clefs comme “forêt Vietnam été”, et de faire fonctionner une intelligence sémantique capable de faire des inférences et de rechercher dans une base de sons tagués, qui seraient finalement mis en forme par un modèle génératif sous forme de paysage sonore. Mais cela implique une base de données énorme, il faudrait avoir la puissance de Google pour se permettre une interrogation en langage naturel. Cela peut avoir des applications en sound design, pour faire des maquettes, ou dans des productions à petits budgets par exemple… Mais il est difficile de passer au niveau commercial. Pour le moment, le projet a été implémenté en SuperCollider par Marinos Koutsomichalis. L’un des partenaires était un distributeur de banque de sons, et de nouveaux sons ont été créés spécialement pour le projet car un autre partenaire était sound designer.
J’ai aussi écrit des pièces algorithmiques pour percussions, pour voix, pour piano, pour improvisateurs. C’est l’une de mes préoccupations personnelles : pouvoir travailler avec des musiciens très bons mais qui n’ont pas de relation stricte avec la partition. Je suis un peu un “freak” dans le paysage de la musique contemporaine, malgré mes collaborations régulières avec Mauro Lanza.
Toutes mes pièces sont algorithmiques. J’ai utilisé la technique du graphe dans une pièce pour percussions, Iscrizioni su pelli d’animale.
J’ai aussi composé un morceau pour voix, Lamine d’Antigone, pour une amie étudiante à l’école du Fresnoy, généré d’après une analyse spectrale, réorchestrée, d’une voix lisant un texte en grec ancien, l’Antigone de Sophocle, avec la prononciation reconstruite du grec de l’époque.
Serais-tu en mesure d’expliquer pour quelles raisons tu t’intéresses à l’algorithmique ?
Je crois pour deux raisons. D’abord, j’admire cette possibilité qu’ont les poètes et les peintres de commencer une œuvre immédiatement, de faire un premier geste et de pouvoir le poursuivre… Mais en musique, c’est différent, il n’y a pas isomorphisme. Il y a forcément une médiation entre le geste et le résultat. J’ai souvent essayé de travailler avec des logiciels pour avoir une relation plus directe, mais à la fin cela ne fonctionnait pas vraiment. Cela ne marche pas car la résolution temporelle de la notation est très différente de la résolution temporelle du geste. Ou bien on part de la partition, ou bien on part du geste.
La deuxième raison est liée à mon parcours issu de l’improvisation, que je trouve très liée à l’algorithmique par son utilisation des patterns, de la mémoire de la forme, des procédures devant fonctionner en temps réel, des variations… autant de méta-décisions qui sont très algorithmiques. C’est peut-être paradoxal, mais improvisation et algorithmique me semblent intimement liés dans cette idée de procédure.
On songe parfois en regardant ton travail à une version post-apocalyptique de la lutherie de Harry Partch, avec une dimension automatique. Y a-t-il pour toi une articulation entre lutherie et création générative ?
Oui, j’aime beaucoup Harry Partch. Cage, Partch et Nancarrow sont un peu ma sainte Trinité américaine (si on excepte le rock, bien sûr)… Partch a construit des instruments très beaux, très organisés, c’était un “compositeur charpentier”. Moi je ne suis pas un charpentier, je cherche des organisations minimales, des dispositifs réduit à leur origine : comment obtenir un flux d’air continu pour la flûte, par exemple… Je fabrique des petits instruments, simples, peu puissants, fragiles, bricolés. L’idée du bricolage est aussi intéressante d’un point de vue anthropologique, c’est un concept important pour Lévi-Strauss.
Ensuite, j’ai pensé à contrôler ces instruments par ordinateur, avec des petits moteurs, ce qui impose beaucoup de contraintes. Par exemple, les instruments à anches sont très difficile à réaliser car une forte pression est nécessaire pour générer le son. Il est aussi indispensable que nos petits instruments puissent être reconstruits rapidement, si l’un d’eux se casse ou cesse de fonctionner.
Mais je ne suis pas lié à l’analogique, aux synthés modulaires… Je viens de la manipulation physique et de l’ordinateur et je m’intéresse à la production électromécanique : mécanique mais contrôlable par ordinateur. Je ne cherche pas à construire un instrument électronique pouvant être manipulé, sinon pourquoi ne pas utiliser directement un ordinateur ?
On sent dans certaines de tes pièces une certaine ironie sur l’obsolescence technologique (particulièrement dans Systema Naturae avec Mauro Lanza, ou dans Trilobiti, installation interactive de radio réveils). Le comportement automatique et chaotique des machines n’est pas l’affirmation du triomphe de la technologie, mais plutôt une sorte de mouvement fossile, un peu dérisoire. Serais-tu d’accord avec cette vision des choses ?
Il y a en gros deux imaginaires de la technologie. L’un est lié au modernisme et à une idée post-moderne où la technologie est une sorte de foi, qui s’exprime dans un bel objet. Je me sens plus proche d’un imaginaire pré-moderne et baroque : les automates, le merveilleux, quelque chose en lien avec “l’Agudeza y arte de ingenio” des baroques espagnols, l’érudition d’un Athanasius Kircher… Cette vision m’intéresse davantage que la technologie froide.
Je travaille parfois en associant son et image à l’ordinateur, mais c’est un peu un imaginaire géométrique lié au cinéma expérimental des années 20 ou 30, l’idée d’un ordinateur comme une chose froide : un imaginaire “figuratif” de l’ordinateur.
Mais l’ordinateur, c’est autre chose pour moi : c’est l’idée de la formalisation. On peut faire une machine de Turing avec des legos. Certains l’ont fait. Ce qui compte, c’est l’intelligence du processus et de la formalisation, pas l’objet. Beaucoup de musiques algorithmiques sont liées à l’objet, à l’imaginaire technologique de l’objet-ordinateur. Avec Mauro Lanza, nous faisons complètement de la composition algorithmique. Entièrement. Nous utilisons des objets qui ont une mémoire figurative, des objets de tous les jours rendus étranges, ayant une double identité : couteau électrique ou cymbale ?
C’est aussi un passage théorique. Nous nous intéressons à la computation, pas à l’ordinateur comme objet. C’est ça le physical computing : Dan O’Sullivan dit que la computation est une chose, l’ordinateur une autre. On peut faire de la computation avec d’autres objets technologiques.
Peux-tu nous parler de ton utilisation de l’algorithme d’Alighiero Boetti (Alternando da uno a cento e vice versa) dans Regnum lapidum ?
J’ai eu une attirance fulgurante pour Boetti, lors de la première rétrospective de son œuvre en 1995 à Turin. Ce que j’aime chez lui, c’est cette dimension fortement conceptuelle associée à de très beaux objets. Pour les tapis kilim, il joue un peu le rôle d’un régisseur. Il définit un algorithme de l’alternance du blanc et du noir, des règles simples et riches (cent cases carrées divisées elles-mêmes en cent petits carrés, ajouter un carré blanc supplémentaire à chaque case). Ensuite il se rend dans 30 écoles d’art, qui proposent des implémentations de son algorithme, et amène les modèles ainsi produits à des tisserands au Pakistan, qui réalisent le tissage de plusieurs kilims d’après ces modèles.
Boetti n’a jamais utilisé d’ordinateur à ma connaissance, mais plusieurs de ses œuvres sont liées à des procédures, Alternando mais aussi d’autres. J’ai utilisé l’algorithme d’Alternando pour un morceau pour piano, il y a plusieurs années, et dans une pièce de Regnum Lapidum, pour machines, avec un mapping où le blanc et le noir correspondent à actif ou inactif. Systema Naturae est plein d’hommages de ce genre. Le nom du morceau est Aligurius, car c’est le nom généré automatiquement qui était le plus proche de celui de Boetti…
J’ai présenté plusieurs travaux à la journée d’étude sur Boetti à Turin, et beaucoup écrit sur lui. J’aimerais même un jour écrire un livre à son sujet, mais il est un peu trop à la mode en ce moment, et cela me gêne un peu…
Certaines de tes pièces ont aussi recours au principes des algorithmes génétiques, comme ta pièce Emblemi oscuri…
Emblemi oscuri (dont le titre croise les Emblèmes d’Alciati avec la Boutique obscure de Perec) a été conçu pour une exposition. Ils voulaient quelque chose de musical qui puisse être présenté dans une boîte, ce qui explique le travail sophistiqué sur la typographie dans la partition. Cela n’a jamais été joué.
Chaque pièce est constituée d’une population de 8 individus (les 8 voix) avec leurs ADN spécifiques (symboles, répartition dans le temps, dynamique, etc.). La première pièce part d’un ADN aléatoire pour chaque individu. Puis, les 8 individus (hermaphrodites) forment 4 couples, qui mélangent leurs ADN par crossover, avec d’éventuelles mutations, puis ont deux enfants : 4 couples X 2 enfants = 8 voix, ce qui donne la deuxième pièce. Et ainsi de suite.
Par conséquent, on observe la dérive génétique progressive sur 100 générations. Le diagramme coloré est une visualisation de cette évolution (de bas en haut). On peut y voir 8 colonnes, et chaque ligne est une population de 8 individus d’une génération donnée.
J’ai utilisé la même logique dans une pièce de Fossilia dans Systema Naturae avec Mauro Lanza.
Est-ce important pour toi que le public comprenne à l’écoute de ton travail les processus génératifs sous-jacents ?
Non. Pour moi l’algorithme est une forme d’organisation du matériau musical comme une autre. Je crois que plus on en sait sur un morceau de musique, mieux c’est, mais ce n’est pas indispensable pour autant. Si on ressent une organisation, cela suffit.
J’ai composé pour Marcel·lí Antúnez Roca quelques morceaux électroniques pour sa dernière installation, des musiques algorithmiques basées sur une analyse spectrale d’un morceau rock, retravaillée et orchestrée automatiquement avec des samples de musique classique. A la fin, cela sonne comme une sorte de bizarre morceau baroque avec des bouts de violon… Mais connaître la procédure peut être intéressant : je suis pour le dicible, je ne suis pas en faveur de l’ineffable de Jankélévitch…
Tu t’intéresses aussi au graphisme génératif (pour le projet Ultraxy, un robot-jouet en forme de chenille a servi à dessiner les couvertures de l’album)… Comment se fait le lien avec ton travail sonore?
Cela m’intéresse quand c’est lié à l’objet physique. Dans mon studio, il y a un ancien modèle de traceur Roland, dont j’aimerais faire quelque chose un jour. Il me faudrait l’opportunité d’un gros projet pour y investir du temps, mais mon travail de chercheur et de musicien ne m’a pas laissé le temps jusqu’à présent. Avec Solitunes, il s’agissait d’un travail collectif de musiciens et de designers graphiques.
Peux-tu nous parler de certaines de tes collaborations avec d’autres artistes qui ont impliqué l’utilisation de techniques génératives ? Par exemple la musique composée pour l’artiste catalan Marcel·lí Antúnez Roca ?
Cela s’est fait un peu par accident. Nous sommes liés car nous travaillons avec la technologie et les objets physiques. Par ses dessins, ses exosquelettes, il a fait du physical computing dès les années 90. Il n’est pas réellement intéressé par la dimension technologique de ma démarche, seulement ma musique. Il a d’ailleurs parfois travaillé avec des musiciens plus traditionnels et des sound designers. Nous avons fait ensemble une performance (Ultraorbism) où la musique était générée en temps réel avec les données reçues de l’exosquelette, au Japon. Comme Marceli change souvent les paramètres, le système doit répondre très vite en temps réel.
Quels seraient les artistes, écrivains, musiciens, qui ont eu un impact décisif sur ton travail ? Ont-ils un rapport avec la création générative ?
D’une certaine façon, même la musique polyphonique porte l’idée d’une organisation architectonique du son. Cage et Nancarrow sont fortement liés à la question de la formalisation. Dans le rock, c’est davantage un modèle d’organisation moléculaire, de proche en proche, car il n’y a pas d’harmonie, juste de petits fragments, des riffs, mais il y a aussi des procédures pour la conjonctions de ces fragments. Il y en a beaucoup d’autres… J’aime énormément Olivier Messiaen, pour son organisation modale des hauteurs, la modalité comme organisation par pivots, par poids. J’aime le sérialisme comme organisation formelle de la musique, mais pour les hauteurs je préfère les autres types d’organisation. Il y a cette considération très intéressante de Paul Griffiths qui parle d’organisation formelle en citant le travail de John Cage, mais il cite aussi le premier mouvement du Quatuor pour la Fin du temps, qui est une organisation motorique des accords, au résultat fantastique. Stravinsky aussi, son organisation de petits morceaux de temps dans des morceaux très complexes, et aussi l’organisation modale du Sacre ou des Noces…
Peux-tu nous parler de ton travail autour de la musique de Enore Zaffiri, et de sa pièce Musica per un anno ?
Enore Zaffiri est un personnage très curieux, très isolé, à la fois avant-gardiste et parfois très naïf. Musica per un anno propose une musique pour l’année entière, avec des règles décrites dans un livre qui fournit des tutoriels et des exemples, comme un projet en open-source. Il utilise exclusivement des sinusoïdes, dont les fréquences, les glissandos sont à accorder en utilisant des tables numériques représentant l’heure, le jour, le mois… On peut extraire de ces paramètres de quoi faire de la synthèse. Il a fait trois ou quatre versions d’une heure chacune, ce qui, sur bandes, représentait un énorme travail de montage. J’ai implémenté ces règles en SuperCollider, pour étudier l’œuvre, et publié une version d’une heure en format numérique, très différente de la version analogique, qui est plus chaude, plus imparfaite. La confrontation des deux est très intéressante.
Peux-tu nous parler de tes projets ? Ont-ils un lien avec des techniques algorithmiques ?
Dans les prochains mois, je dois produire une pièce algorithmique pour 2 contrebasses, guitare et batterie, pour accompagner un film muet qui se déroule dans l’univers du cirque, un imaginaire qui m’intéresse. J’essaierai de synchroniser automatiquement la partition sur les écrans des musiciens avec l’image du film.
Avec Mauro Lanza, nous participerons au festival les Amplitudes en mai, et je ferai aussi un concert solo avec la basse électrique, où j’improviserai avec 12 flûtes et 12 haut-parleurs sur 37 petites formules extraites de morceaux de musique qui ont été importants dans mon parcours. Les improvisation seront basées sur des analyse spectrale custom des morceaux, converties en notation, et réalisées par des instruments électromécaniques. J’aimerais développer ce type de projets à une plus grande échelle, avec un système de notation spécifique, et le décliner avec différents instruments acoustiques.
(Propos recueillis en février 2018)