Pourriez-vous décrire votre parcours, et notamment ce qui vous a conduit à vous intéresser aux questions liées à la création algorithmique ?
Il faudrait peut-être, il me semble, questionner ce qu’est la création algorithmique, concept qui me paraît discutable : entendons-nous le fait d’utiliser des formalismes en composition (dans ce cas beaucoup de compositeurs le font, à partir du moment où ils utilisent des techniques pour ne pas composer seulement linéairement et intuitivement) ? Ou celui d’utiliser ces formalismes sous des formes exprimables et assez logiques, que l’on peut mettre sous forme de graphe ? Ou, niveau supérieur, le fait d’utiliser des formalismes sans les modifier, et éventuellement d’identifier son œuvre à ces formalismes ?
Dans mon cas, j’ai une formation scientifique poussée, puisque j’ai toujours adoré les mathématiques, que j’ai fait mes classes prépa scientifiques math-sup et math spé, et une grande école scientifique très orientée vers les mathématiques (l’ENSAE ; j’ai loupé de peu l’ENS Math à cause de la physique où j’ai toujours été d’un niveau exécrable). J’ai également été chargé de cours en mathématiques et en informatique à l’âge de 23 ans à l’université Paris-Dauphine, ai été plusieurs années « colleur » de mathématiques en classe de Math sup, et ai commencé un doctorat en science. Mon doctorat de théorie musicale, qui en fait me permettait de financer mes études de composition, est parti de considérations esthétiques à partir du théorème de Kolmogorov-Chaitin sur la complexité.
J’utilise donc depuis longtemps une pensée formalisée pour m’aider à composer (je compose par exemple toutes mes pièces avec l’aide du logiciel OpenMusic, que ce soit pour les harmonies ou pour les calculs des « cross-rhythms » généralisés. Cependant, cela fait partie de ma « cuisine », je ne vois personnellement pas la nécessité de mettre en avant les techniques utilisées, et seul le résultat perceptif compte, mes œuvres ne se résumant pas à leur technique. Il m’arrive d’ailleurs souvent de corriger à l’oreille mes résultats formalisés, ce que le philosophe Theodor Adorno nomme l’approche « informelle ». La composition est surtout une question de choix, plutôt que de contrainte, il me semble.
Lesquelles de vos œuvres utilisent des algorithmes ou des techniques génératives (notamment les canons de Vuza) ? Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ces outils ? Est-ce que votre goût du paradoxe serait une bonne manière de caractériser votre utilisation de ces techniques ?
Toutes mes pièces utilisent en quelque sorte des calculs et des formalismes, souvent calculés sur OpenMusic. L’objectif esthétique de ma musique (les techniques viennent après, en conséquence et par nécessité) est effectivement d’induire en erreur l’oreille, de présenter des paradoxes de la perception.
Dans les « cross-rhythms généralisés », techniques empruntées à la musique des Pygmées, que je généralise ensuite à tous les paramètres et calcule depuis 2005 à l’ordinateur (auparavant à la main), la somme des voix est assez constante, mais les éléments – ici le motif rythmique, là les hauteurs, là le timbre – changent systématiquement de voix, chacune dans une direction différente, ce qui déroute l’oreille. Le tout plongé dans une harmonie spectrale, elle aussi calculée par mes propres techniques (partie très élevée d’un spectre harmonique filtrée par des formules mathématiques comme les nombre premiers ou d’autres filtrages mathématiques) qui permet la fusion des voix dans une couleur homogène. Ainsi, on ne sait jamais s’il faut écouter la couleur d’ensemble ou le détail. Ce n’est ni de l’harmonie, ni du contrepoint, mais une écoute entre-deux.
Certaines œuvres sont cependant plus radicales quant à la formalisation. Ce qui m’intéresse dans le canon de Vuza n’est pas tant le formalisme que le paradoxe par lequel une polyphonie devient une monodie. Je l’ai tout d’abord utilisé dans la pièce d’orchestre Coïncidences ; puis pour des raisons techniques (limiter les superpositions pour éviter le crash de l’ordinateur tout en faisant croire à un foisonnement) dans Soliloque, pour ordinateur commentant un concert mal compris de lui. Le canon de Vuza a également été utilisé pour des raisons pédagogiques (mise en place rythmique de voix identiques et transposées) dans une des pièces du cycle pédagogique Où niche l’hibou ? Et je l’ai dernièrement employé dans le canon grivois Quand Friselda et son voisin, où chaque chanteur et chanteuse ne prononcent que des syllabes innocentes qui, superposées, forment des phrases osées et compréhensibles.
Pouvez-vous nous parler particulièrement de votre pièce Soliloque et des techniques qu’elle met en œuvre pour mettre en forme un matériau par nature imprévisible et changeant à chaque performance ?
Il s’agit d’une pièce pour ordinateur où celui-ci compose une pièce à partir de six échantillons entendus auparavant dans le même concert. Pour chaque échantillon la pièce sera différente, non seulement parce que le matériau utilisé ne vient que de ces six échantillons, mais aussi parce que l’algorithme qui compose la pièce est généré en fonction de variables issues de l’analyse acoustique de ces échantillons. Il n’y a aucune aléatoire. Il m’a fallu plus de deux ans pour composer cette pièce, non seulement parce qu’il m’a fallu comprendre de façon formalisée, comment je composais et en tirer des algorithmes à variables, mais aussi parce que je voulais que la forme musicale de cette « méta-composition » fonctionne dans la majorité des réalisations possibles. Enfin, il m’a fallu la programmer en code, avec le logiciel SuperCollider. Le résultat fait environ 400 000 caractères de code, soit environ 8000 lignes de programme.
J’appelle méta-oeuvre, ou méta-composition, des compositions qui sont différentes en tant que résultat à chaque réalisation, par exemple en dépendant d’un contexte, bien qu’entièrement « écrites », mais avec des écritures avec des variables et conditions.
Votre travail autour des patches PARETO, votre ré-interprétation personnelle des “cross-rhythms” pygmées témoignent de votre intérêt marqué pour les musiques traditionnelles…Voyez-vous un lien entre algorithmique et musique de tradition orale ?
Mathématiquement, on peut toujours représenter toute information et tout signal sous forme d’algorithme. La première question, scientifique, est cependant de savoir s’il est possible de réduire cette information en un algorithme de taille plus faible que l’algorithme décrivant l’information. La seconde question, plus épistémologique, est de savoir si les créateurs de cette chaîne d’information ont utilisé eux-mêmes des formalismes, consciemment ou inconsciemment, pour générer cette information. Je me référerai donc ici au concept « d’archi-écriture » du philosophe Derrida, à savoir que toute production symbolique, même non-écrite, a été produite par des mécanismes de distanciation symbolique qu’il appelle une archi-écriture. Je me référerai également aux travaux de l’ethnomusicologue et ethnomathématicien Marc Chemillier, par exemple sur les répertoires pour harpe des N’zakara.
Vous semblez sceptique à l’égard des utilisations directes de théories scientifiques, sauf “principe d’économie poïétique”, tel que le très ancien usage de la gématrie pour générer des motifs mélodiques. Quels risques y voyez-vous ?
Je ne suis pas spécialement sceptique à l’égard d’outils permettant de générer du matériau, qu’ils soient mathématiques, philosophiques, analogiques, ou même liés au hasard. Le créateur de musique a besoin de mécanismes de distanciation et d’inspiration pour aller au-delà de son propre instinct, qui est bien souvent, en tout cas au début, culturellement très imprégné. La question est plutôt de savoir ce qui fera la valeur in fine de l’œuvre musicale. La problématique est la même en art conceptuel. Je vois certains compositeurs se complaire dans un snobisme logocentrique en « vendant » leurs œuvres par des références trop marketing à telle théorie philosophique ou scientifique, à leur utilisation des fractales ou de la théorie de la relativité. Seul le résultat esthétique (ou le résultat scientifique), pour ma part, m’intéresse, ce lieu de l’inéchangeable et de la profondeur sans limite.
Vous vous intéressez particulièrement aux questions de perception, et distinguez strictement la structure de la forme, qui serait selon vous le dernier objet à pouvoir être modélisé scientifiquement. Comment concilier ce constat avec l’ambition de créer une forme musicale par un processus génératif ?
Je distingue effectivement la structure, ce squelette que l’on peut mettre sur papier, de la forme, ce résultat phénoménologique lié à la violence de la chair d’un matériau contraint éventuellement par une structure. La forme me semble très difficile à formaliser (on voit d’ailleurs ici à travers le mot « formaliser » la difficulté de la question). C’est ce que j’ai essayé dans Soliloque. Dans d’autres pièces algorithmiques également, comme les pièces utilisant des canons de Vuza (Coïncidences, etc.), ou par exemple dans Les deux ampoules d’un sablier peu à peu se comprennent, où la structure semble tripartite, mais la forme est contrainte par un glissando sans fin.
Mais l’impossibilité de pouvoir intervenir et corriger au feeling amenuise les chances que la forme soit perceptivement réussie, c’est-à-dire dans un projet épuisé (au sens beethovenien ou Lachenmannien), sans risque d’ennui ni de frustration.
Parmi les artistes, musiciens, écrivains qui ont joué un rôle important dans votre travail, certains ont-ils un rapport avec les questions de combinatoire, de création générative, de sonification ?
Des personnes comme Jean-Claude Risset ou Gérard Grisey ont été évidemment très importantes dans ma formation. Xenakis m’a beaucoup intéressé car il a réussi à déduire une conséquence esthétique de son travail. Je suis très impressionné par les œuvres de Ligeti, et même de Brahms, qui sont beaucoup plus formalistes qu’on le croit (même un Dutilleux est fortement formaliste, paradoxalement). Enfin, j’aime le travail de Sébastien Roux pour sa minimalité convaincue et esthétique.
Parmi vos projets actuels, certains font-ils écho à ces problématiques ?
J’écris actuellement une pièce pour chanteurs et orchestre, pour les cinquante ans de la création d’une université allemande, où je réfléchis, que ce soit musicalement ou dans les choix des textes, aux relations entre folie et raison dans le processus créatif.
Je ne connais pas encore mes prochains projets, mais ne m’empêche pas de réutiliser des théories ou principes formalisés, s’ils parlent à mes préoccupations esthétiques. J’aimerais également approfondir la notion de méta-œuvre.
(Propos recueillis en mars 2018)