Combinatoire

On peut voir la combinatoire comme le principe mis en oeuvre dans les toute premières tentatives de musique algorithmique (de l’Organum Mathematicum de Kircher aux jeux de dés musicaux du XVIIIe siècle). La combinatoire musicale connaîtra cependant son heure de gloire dans les années 1960, avec plusieurs pièces emblématiques de la “Forme ouverte”, comme la Klavierstücke XI de Stockhausen ou les Archipels d’André Boucourechliev, où selon leur auteur « on découvre à chaque fois les îles suivant un autre cours de navigation, sous des angles de vision changeants, rives sans cesse nouvelles, mais surgies d’un même continent englouti ».

Rappel

  • Permutation : avec n objets différents, combien de façons de les poser les uns à côté des autres ? Ex : jeu de cartes
  • Arrangement : si l’on prend une partie des objets, combien de chances qu’elles se trouvent dans un ordre donné ? Ex : le Tiercé.
  • Combinaison : sans prendre en considération l’ordre, combien de chances de puiser certains objets dans un ensemble plus grand objets ? Ex : le Loto.

L’art de la permutations

L’art d’épuiser les combinaisons possibles entre plusieurs éléments a d’abord intéressé les poètes, à travers des formes comme la “sextine” médiévale, où les mots de chaque vers restent les mêmes d’une strophe à l’autre, mais à chaque fois dans un ordre différent.

Dans les arts sonores, on peut en retrouver une trace dans l’art des sonneurs de cloches anglais du XVIIe siècle, que certains n’hésitent pas à considérer comme l’une des origines de l’art des algorithmes. Afin d’augmenter la complexité des motifs générés par les cloches dont ils disposaient, les sonneurs se transmettaient ainsi des algorithmes plus ou moins longs et sophistiqués. Par exemple, pour 3 cloches, en appliquant l’algorithme suivant : on intervertit d’abord les deux dernières cloches (123 → 132), puis on intervertit les deux premières (132 → 312), et ainsi de suite jusqu’à retrouver 123. :

123
132
312
321
231
213
123

En 1667, le livre Campanalogia Improved recense des dizaines d’algorithmes de ce type.

Ces « algorithmes » ont pour particularité de donner à entendre l’intégralité des permutations possibles, sans aucune répétition à l’intérieur d’un cycle, et sans qu’une même cloche ne sonne deux fois d’affilée. Exemple de la permutation « Plain-Bob » :

(Samples : Samulis, Orchestral Chimes Samples, Freesound, CC-BY)

L’algorithme joue alors le rôle d’une technique de mémorisation visant la reproduction du jeu complexe des permutations. Dans un registre culturel très différent, la transmission des versets du Véda, dans la tradition indienne, s’est appuyée pendant des siècles sur la mémorisation « d’entrelacs » syllabiques appelés Vikrti, dont le compositeur François-Bernard Mâche s’est inspiré à la fin de sa pièce Maponos, extraite des Trois chants sacrés : « Prenons par exemple les syllabes ABCDE. Avec des entrelacs typiques, cela se réciterait : ACBDCDAB, ensuite BDCEDEBC etc. La façon de parcourir ces syllabes crée des entrelacs typiques, chacun ayant son nom. » (Gaël Navard, Entretien avec François-Bernard Mâche).

Plus près de nous, l’art de la permutation trouve une illustration dans le titre d’Autechre Flutter, avec ses 65 rythmes de batterie rigoureusement différents, composé en forme de pied de nez à la loi Criminal Justice And Public Order Act en 1994 contre les raves, définissant la musique de ces dernières comme « intégralement ou majoritairement caractérisée par une série de beats répétitifs ».

De la combinatoire au déphasage

Depuis les motets isorythmiques du XIVe siècle, le choix de deux unités de longueur légèrement différente (color et talea) est une technique bien éprouvée pour générer des pièces longues avec un matériau limité. Jouer sur les décalages rythmiques est une façon de multiplier la combinatoire d’un matériau sonore. La musique de l’Ars nova regorge d’exemples particulièrement virtuoses de ce type de jeux de proportions, au point de préfigurer de manière saisissante la « forme ouverte » des années 1960, comme par exemple dans la « Messe à deux visages » de Pierre Moulu, partition pouvant donner lieu à deux oeuvres différentes selon que les chanteurs interprètent les (longs) silences ou les omettent.

Dans une esthétique plus minimaliste, il en va également ainsi chez Brian Eno, dans son premier opus algorithmique, Music for airports, particulièrement le mouvement 2/1, où la musique résulte de la superposition de boucles mélodiques de durée légèrement différentes, qui se déphasent et se rephasent indéfiniment. Plusieurs tentatives ont depuis été faites pour créer des programmes basés sur le principe de Music for airports.

Brian Eno a utilisé une technique similaire de combinatoire, cette fois-ci avec des interprètes vivants, dans ses Trois variations sur le canon en ré majeur de Pachelbel :

« Another way of satisfying the interest in self-regulating and self generating systems is exemplified in the 3 variations on the Pachelbel Canon… In this case the ‘system’ is a group of performers with a set of instructions – and the ‘input’ is the fragment of Pachelbel. Each variation takes a small section of the score (two or four bars) as its starting point, and permutates the players’ parts such that they overlay each other in ways not suggest by the original score. » (Brian Eno, notes livret pour Discreet Music)

Dans une esthétique différente mais avec des processus similaires, on peut également citer la pièce de James Tenney, Ergodos II (for John Cage), datant de 1964.

Kenneth Kirschner : “une sorte de mobile de Calder musical”

En 2005, l’artiste Ryoji Ikeda propose le très minimaliste « Untitled (for John Cage)« , composé de 99 fichiers sons de durée identiques, soit silencieux soit contenant une onde sinus de 12.5kHz, destinés à être joués par un lecteur de CD ou un baladeur en mp3 en mode “shuffle”. C’est par une expérience similaire que le compositeur new-yorkais Kenneth Kirschner commence à développer une oeuvre musicale sous forme algorithmique en 2004. Dans un article où il dévoile une partie des processus utilisés dans ses pièces, il décrit sa musique comme « a sort of digital Calder’s mobile ». Sa première composition indéterminée, July 29, 2004, cherchait également à transposer très simplement le principe du « shuffle » d’un baladeur mp3 : 35 fichiers sons, avec chacun un accord de piano d’environ 10 sec, y étaient joués aléatoirement, à l’infini.

Sa deuxième création algorithmique, August 26, 2004, met en jeu 3 couches simultanées, fonctionnant en quelque sorte comme 3 ipods virtuels en mode shuffle. Une des pistes est consacrée à une série de 14 séquences minimalistes de piano d’environ une minute chacun, conçues pour pour pouvoir s’enchaîner les unes aux autres de façon fluide. Les deux autres couches, beaucoup plus clairsemées, contiennent 21 sons électroniques, harmoniquement suffisamment neutres pour pouvoir tous se superposer aux samples de piano. Plus ambitieuses, ses dernières compositions (Variant:blue, 2014) combinent jusqu’à 8 couches simultanées.

Pistes de lecture

 

(Illustration : Phillip Pessar, Mid-Century Mosaic Tile South Beach, CC-BY)