Jésuite allemand, scientifique encyclopédique de l’époque baroque, Athanasius Kircher (1602 – 1680) est l’inventeur d’un système permettant de générer automatiquement de la musique en contrepoint simple ou fleuri, qui en fait un des précurseurs les plus souvent cités de la musique algorithmique. Comme l’avait fait Raymond Lulle quatre siècles auparavant, il cherche à formaliser, sous forme de diagrammes combinatoires, l’ensemble du savoir et des concepts de son époque. La musique n’échappe pas à son esprit encyclopédique, et il met au point un système combinatoire susceptible de générer de la polyphonie, assez sophistiqué pour générer un très grand nombre de solutions possibles.
Dans son Organum Mathematicum (1650), son élève Gaspar Schott décrit la “machine” inventée par Athanasius Kircher pour composer de la musique. Celle-ci est composée de plusieurs tables (appelées “baculi” car elles étaient imprimées sur des petites planches de bois) parmi lesquelles il est possible de choisir différentes solutions possibles pour les lignes mélodiques et les valeurs rythmiques, dans un esprit combinatoire :
- Baculi contrepoint simple (pdf)
- Baculi contrepoint fleuri (pdf)
- Baculi cantus firmus (pdf)
- Baculi tons (pdf)
Il va de soi que la “machine” inventée par Kircher ne permet pas de composer du Gesualdo… L’outil témoigne cependant d’une tentative de formalisation logique de l’écriture contrapuntique qui restera sans équivalent jusqu’à Lejaren Hiller et Leonard Isaacson.
Composer en contrepoint simple
La première étape consiste à trouver le texte à mettre en musique.
Pour la démonstration, nous prendrons le début de l’hymne Ave Maris Stella :
Ave maris stella,
Dei mater alma
Atque semper virgo
Felix caeli porta
N’importe quel texte peut se prêter à l’exercice, même si le latin et l’italien étaient les principales langues chantées à l’époque de Kircher.
Les premières tables correspondent aux 4 mètres utilisés, soit :
- Euripidien : 6/6/6/6
- Anacréontique : 7/7/7/7
- Saphique : 11/11/11/5
- Archiloquien : 8/8/8/8
Le texte que nous avons choisi correspond donc au mètre euripidien.
Il faut ensuite choisir le mode (tonus). Chaque baculus des mètres précise les tons pouvant être utilisés en fonction des mètres. 4 baculi récapitulent les 8 tons, en précisant leur ethos, à choisir en fonction du texte mis en musique :
I (majeur) – Pieux, religieux, modeste
II (mineur) – Joyeux, dansant
III (mineur) – Larmoyant, plaintif, triste
IV (majeur) – Gémissant, triste, funèbre
V (mineur) – Héroïque, joyeux
VI (mineur) – Martial, glorieux
VII (majeur) – Mélancolique, délicat
VIII (majeur) – Gai, rêveur
Dans les tons dits “mineurs”, le si est généralement bémol. D’autres altérations peuvent intervenir dans les échelle dans certaines situations, dans les mouvements descendants (par exemple, dans le 2e ton, mi – ré devient mib – ré) ou ascendants (toujours dans le 2e ton, fa – sol devient fa# – sol). De même, le sib des modes “mineurs” peut dans ces cas-là redevenir bécarre.
Le mètre euripidien ne permet donc que les tons I, II, III et IV. Pour l’exemple, nous choisirons le 3e ton.
On choisit une première série numérique sur le baculus des mètres (il y en a un par strophe).
Les 4 lignes de chiffres sont à lire comme la superposition des 4 voix soprano – alto – ténor – basse. Les chiffres correspondent aux degrés du mode.
Par exemple, dans le 3e ton que nous avons choisi :
S | 8 2 3 2 1 7 | 3 2 3 5 8 3 | 5 5 4 3 2 3 | 5 4 3 4 2 3 |
A | 8 7 7 7 5 5 | 5 7 8 7 6 5 | 7 7 7 5 7 7 | 7 7 5 6 5 5 |
T | 5 5 5 4 3 2 | 3 4 8 7 4 7 | 3 3 2 3 4 5 | 3 2 3 1 7 1 |
B | 8 5 3 4 8 5 | 8 7 6 5 4 3 | 3 3 7 8 7 3 | 3 7 8 4 5 1 |
On choisit maintenant un schéma rythmique dans la partie basse de la table.
Enfin, on consulte le baculus des tons pour faire correspondre les chiffres à des hauteurs, en prenant en compte les degrés qui suivent pour les éventuelles altérations :
Le résultat final, en notation moderne, ressemble à ceci :
(Samples : pjcohen, Freesound.org, CC-0)
Composer en contrepoint fleuri
Le principe est le même, seules les tables diffèrent. Mais Schott ne fournit des tables que pour les pieds Euripidien et Archiloquien.
Le nombre de notes excède celui des pieds, ce qui permet au compositeur de choisir sur quelles syllabes seront chantés les mélismes.
Composer sur un cantus firmus
Le dernier jeu de baculi ne fait pas appel à des techniques de combinatoire.
Le “baculus bassi”, pour composer la basse, propose des tables de hauteurs et de valeurs rythmiques pour plusieurs prosodies (de 3 à 8), avec pour chacun 2 colonnes en fonction de l’accentuation du mot, une où la pénultième est égale ou plus longue à la dernière, et l’autre où la pénultième est plus brève.
Gaspar Shot prend l’exemple du Laudate Dominum, qu’il divise en deux groupes métriques : “Laudate Dominum” (6 pieds, pénultième plus brève) / “omnes gentes” (4 pieds, pénultième plus brève).
Il sélectionne ensuite la suite numérique et la rythmique suivante :
5 | 3 | 1 | 5 | 5 | 1 | 8 | 4 | 5 | 1 |
longue | brève | brève | brève | semi-brève | longue | longue | brève | longue | longue |
Ce qui donne la basse suivante dans le ton VI (notation contemporaine) :
Nous avons maintenant notre cantus firmus à la basse. Les derniers baculi servent à composer le contrepoint. Il y a un baculus par note de basse. Il faut ensuite choisir une note pour chacune des trois autres voix, en respectant simplement deux règles :
- pas de quinte ou d’octave consécutive
- les voix ne doivent jamais être trop écartées (jamais plus d’une octave entre 2 parties)
Un chiffrage sommaire (3,5,8) indique la relation intervallique entre la note de contrepoint et la note de la basse, facilitant ainsi le respect de la règle 1.
Le Laudate Dominum de Schott en notation contemporaine :
(Inspiration : Phil Legard, Kircher & Schott’s Computer Music of the Baroque)